C’EST ainsi que commença cette incroyable quête, qui devait durer dix-sept ans… Jamais, dans les histoires de l’amour, on ne rencontra une telle obstination et une telle foi. D’autres amoureuses ont attendu, pendant toute une vie, le retour d’un amant aventureux ou d’un mari disparu, mais Jeanne ne fut pas une femme qui attend en haut d’une tour en regardant l’horizon. Elle parcourut le monde, affronta les périls, trouva des fragments de piste, les perdit, se heurta à une conspiration mondiale du silence, fut prise, presque étranglée, dans les nœuds immondes des Services secrets qui défendaient une vérité qu’elle devait ignorer mais qu’ils ne connaissaient pas eux-mêmes, échappa par miracle à la catastrophe du Boeing qui fit cent deux victimes aux Philippines, revint des Indes avec une amibiase que le professeur Lebois, ami de son mari, réussit à guérir totalement mais qui la porta pendant six mois aux limites extrêmes de la maigreur et de l’épuisement, tua à Londres à coups de revolver deux des trois voyous qui tentaient de l’enlever, et blessa le troisième qui fut arrêté. Pas plus que les ravisseurs de Paris, ceux de Londres n’étaient armés.

 

Elle s’élançait avec violence contre les murs du mystère, comme une panthère captive depuis deux jours. Elle se blessait, elle arrachait des lambeaux aux murs du silence, mais trouvait, derrière, d’autres épaisseurs de silences. Parfois, épuisée, elle rentrait auprès de son mari pour reprendre des forces. De loin ou de près, il l’aidait de son argent, de son intelligence et de ses relations. Avec étonnement, à chaque retour, elle le retrouvait vieilli, et son fils grandi. En son absence, Nicolas quittait l’enfance et devenait adolescent. Elle lisait dans ses yeux, quand il la revoyait, de l’amour, de la crainte, de l’admiration, et des interrogations qu’il n’osait dire. Il savait qu’elle parcourait les nations et se battait à la recherche d’un secret dont on ne pouvait même pas dire le nom. Elle était son héros, Galaad, en guerre contre le Malin et les sortilèges, vers le Roi blessé et le sang de Dieu. Il devenait très beau, grand et mince au contraire de son père, avec un regard bleu d’Irlandais perdu. Parfois, après un échec de plus, et un nouveau retour au logis pour y panser ses plaies, elle sentait peser sur elle la tentation d’abandonner et de vivre enfin en repos, entre ce garçon qu’elle avait fait et qui l’adorait et cet homme qui lui avait tant donné et qu’elle retrouvait chaque fois un peu plus défait par la vieillesse inexorable. Mais elle ne pouvait oublier Roland, qu’on lui avait arraché, elle ne pouvait oublier ce goût incomparable qu’ont toutes les choses de la vie pour ceux qui connaissent un véritable amour, partagé de cœur et de corps. Elle vivait comme un plongeur qui sait que l’air est là-haut, au-dessus de la surface. Elle se sentait en suspens, en sursis. Elle se débattait, se battait, pour trouer cet énorme poids de l’absence, pour arriver au moment ineffable où elle crèverait la surface, où elle retrouverait Roland et la vie.

Elle subissait, en plus, l’attraction du mystère énorme, dont elle s’approchait parfois à le toucher, et qui lui échappait au dernier geste qu’elle tentait pour le saisir. Mystère qui concernait, elle en était maintenant certaine, l’humanité tout entière, et dont la défense avait lié, par-dessus les antagonismes les plus violents, les chefs des plus grandes nations.

Elle séjournait à Londres depuis deux mois quand eut lieu contre elle la nouvelle tentative d’enlèvement. Elle cherchait à retrouver les traces des « amis » anglais qui étaient venus chercher le professeur Hamblain à Quiberon. Tout ce dont elle avait réussi à s’assurer était que le Sourire du Chat n’était inscrit sur aucune liste d’armement ni d’assurances. Ce nom ironique et les indications qui l’accompagnaient avaient dû être substitués en mer au véritable état civil du bateau.

Au moment où elle entrait dans un taxi pour retourner à son hôtel, après une heure de plus passée dans les bureaux de la Lloyd’s, deux hommes montèrent derrière elle dans la voiture qui démarra pleins gaz. Elle avait prévu cette agression sous toutes les formes possibles et s’était entraînée à y résister de toutes les façons. Elle n’éprouvait absolument aucune crainte. Elle tira à travers son sac les six balles du revolver qui s’y trouvait et abattit les deux hommes. Le chauffeur blessé à l’épaule perdit le contrôle du taxi qui alla s’arrêter brutalement contre un autobus en station.

En moins de quatre heures, le commissariat du quartier fut dessaisi de l’affaire pour Scotland Yard, et Scotland Yard pour un bureau particulier du ministère de l’Intérieur. Le lendemain matin, Jeanne reçut à son hôtel la visite d’un homme aux cheveux gris, vêtu de gris, orné d’une brève moustache rousse, qui la pria de bien vouloir le suivre…

— Où ? …

— Hum … hum… il ne m’est pas possible de vous le dire…

— Comment pouvez-vous penser que je me rendrai à une telle invitation après ce qui vient de m’arriver ?

— Hum… Well ! Puis-je vous affirmer que vous ne risquez rien ?

— Vous pouvez affirmer tout ce que vous voudrez… Mais je n’ai aucune raison de vous croire…

— Hum… Vous avez parfaitement raison… C’est regrettable… Me permettez-vous de me retirer ?

Au moment où il s’en allait, elle lui déclara qu’elle l’accompagnait. Elle ne pouvait pas laisser passer cette occasion de savoir peut-être quelque chose de plus. Son revolver, pièce à conviction, avait été retenu par la police. Elle en prit un autre dans sa valise et le mit ostensiblement dans la poche de son tailleur, devant l’homme qui souriait poliment.

Une voiture noire très banale les attendait. Elle les conduisit au palais de Buckingham, et trois minutes après son arrivée Jeanne était reçue par la reine, sans témoin, après avoir abandonné son arme entre les mains de l’homme à la moustache rousse.

Avec une exquise courtoisie, Elisabeth lui avait parlé « comme une femme parle à une autre femme ». Elle lui avait dit qu’elle comprenait parfaitement les motifs de son action et de son obstination. Mais elle lui affirmait que ses recherches n’aboutiraient jamais, et qu’elles pouvaient être nuisibles à une grande quantité d’êtres humains. Elle ne désirait certainement pas être nuisible à ses semblables ?

Non, elle ne désirait pas… Alors elle allait renoncer ? Toutes les femmes, même celles qui semblaient au-dessus des autres, peuvent avoir parfois des, hum…, des douleurs sentimentales… Quand l’intérêt général est en jeu, il faut savoir oublier ses propres tourments…

— Je regrette, dit Jeanne, je ne renoncerai pas…

— Je m’en doutais, avait dit la reine gravement. Mais je devais vous le demander… Puis-je me permettre de vous donner un conseil ?

— J’en serai infiniment honorée…

— Et Elisabeth II, reine d’Angleterre, avait eu à peu près les mêmes paroles que René Coty, président de la République française, pour lui recommander, si elle était l’objet d’une nouvelle tentative d’enlèvement, de ne pas se défendre, et de se laisser emmener…

En se rendant du palais de Buckingham au bureau de son avocat londonien, dans la voiture noire, mais sans l’homme à la moustache rousse, Jeanne réfléchissait à ce conseil tandis qu’une image singulière hantait sa mémoire : celle du sac à main de la reine, un sac noir de belle qualité mais de forme assez peu élégante, dont Elisabeth ne s’était pas séparée une seconde, le gardant à la main comme si ce fût elle qui eût été en visite… Jeanne chassa de son esprit ce détail saugrenu. Elle allait, cet après-midi même, être confrontée avec le chauffeur blessé. Elle espérait qu’il répondrait aux questions des enquêteurs anglais. Mais quand elle arriva au bureau de son avocat, ce dernier lui apprit que le blessé avait été enlevé à l’infirmerie de la prison par deux faux policiers, munis de papiers en règle et qui venaient le chercher justement, prétendaient-ils, pour la confrontation…

Alors Jeanne décida de suivre le conseil qui lui avait été donné deux fois et, si on cherchait de nouveau à s’emparer d’elle, de se laisser faire, quels que fussent les périls. Mais elle attendit en vain cette nouvelle occasion, elle ne fut plus l’objet d’aucune tentative d’enlèvement.

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